La nebuleuse - Pier Paolo Pasolini.pdf

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Orange mécanique et Les Vitelloni
V
ous tenez dans les mains un film de Pier Paolo Pasolini. C’est-à-dire un explosif. Certes, cet
explosif de 1959 paraît presque inoffensif aujourd’hui, à l’heure où les gosses mal dans leur peau
ont trouvé comme nouvelle manière de provoquer la société établie, non plus de profaner la Vierge
dans les églises de Milan, mais d’aller faire le djihad en Irak ou en Syrie. Mais justement, c’est là
que, par un paradoxe qui ne surprendra pas ses émules, le génie pasolinien entre en jeu : car il offre
ici – c’était déjà le cas dans ses Ragazzi – une description, une compréhension de la jeunesse qui
permet, sinon de comprendre, du moins d’observer, depuis ce promontoire de 1959, le monde de
2015. La jeunesse, nous crie Pasolini, c’est la violence. Pas de jeunesse sans violence, pas de
violence non plus sans jeunesse. Sans la jeunesse, il n’y aurait pas eu la Terreur de l’an II ; sans la
jeunesse, Lénine n’aurait accouché que d’une pauvre brochure idéologique ; sans la jeunesse, Hitler
n’aurait conquis qu’un terrain de basket. L’ultra-violence, le terrorisme, la guerre, le fanatisme, tout
cela est provoqué, tout cela est engrangé, accompli, mené à bien par le besoin de reconnaissance,
d’absolu, de nouveauté. Le pire, dirait-on, est le passage obligé de la sagesse.
Rospo et ses amis, dans La Nebbiosa (on parle aujourd’hui de « nébuleuses terroristes »), forment
une bande de losers, que cette lose va changer en précurseurs d’Alex et ses droogies, dans Orange
mécanique (La Nebbiosa
c’est, d’une certaine façon,
Les Vitelloni
chez Kubrick). Leur langue est
une langue qui n’est pas complètement de l’italien, mais de l’italien rebelle, de l’italien révolté, de
l’italien empêché, de l’italien étouffé ne supportant plus cet étouffement. On sent que leur langue,
que leur parole essaie de sortir de sa gangue, comme eux de leur néant. Et comme souvent, vouloir
sortir du néant à tout prix, c’est s’y enfoncer davantage, notamment en contribuant à sa propagation :
Rospo terrorise son frère cadet en l’enchaînant au lit parental, puis le vise avec des fléchettes, avant
de passer aux couteaux ; la bande commet des vols, profane des lieux saints, humilie des petites gens
(clochards, piliers de bars, marginaux, majordomes) avec une rare cruauté qui va jusqu’à provoquer
le même malaise que dans le Délivrance de Boorman (scène où les jeunes « désœuvrés » forcent un
voyeur surpris en plein onanisme à ramper en imitant le cri du cochon).
Ces pilleurs, ces violeurs, ces voleurs, ces profanateurs, à l’instant où la nausée est à son comble, où
le lecteur, c’est-à-dire le spectateur, commence à parfaitement les haïr, voilà que Pasolini, par leurs
rires, par leur naïveté, par leur douleur aussi, par leur abandon surtout, parvient in extremis à nous
rappeler ce qu’ils sont : des enfants. Et il nous dit ceci, que l’enfance est une longue nuit, que
l’enfance, l’adolescence ne sont pas la vie, mais son hideux brouillon, son nauséeux laboratoire, et
que seuls ceux qui n’en ont pas eu sont en mesure de pouvoir les regretter. Nizan ne permettait à
personne d’affirmer que vingt ans est le plus bel âge de la vie. Sans doute, mais c’est le début de la
lumière, quand tout ce qui précède ces fameux vingt ans appartient à ce que la liberté produit de pire
quand elle s’ennuie : le chaos.
Mais autre chose fait monter les larmes aux yeux, quand se déroulent les scènes de ce film écrit à la
hâte par un génie qui le laissa réaliser, à l’époque, par deux tâcherons (sous le titre Milano nera, en
1961) : c’est que ces jeunes paumés, ces déclassés, ces révoltés, gavés à la pulsion de mort, à
l’attrait du glauque, à la haine de soi et de tout ce qui respire ici-bas, ce sont les mêmes qui, un soir,
sur une plage, ont combiné l’affreux assassinat de Pasolini, seize ans plus tard. Ici, Pasolini ne dit
pas seulement la mort ; il raconte la sienne.
Y
ANN
M
OIX
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